Politique
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Le triple défi des politiques environnementales

Publié le
30 avril 2024
Auteur(s)
Bastien RESSE
Bastien RESSE
Consultant indépendant chez Aïzu, spécialiste des affaires publiques en lien avec l'écologie

La sémantique des politiques environnementales a profité – ironiquement – de la crise Covid et de la guerre ukrainienne pour faire sa discrète révolution. Il aurait été impensable avant de 2020 de parler de « sobriété » comme on en parle aujourd’hui, ou encore d’évoquer l’adaptation à un scénario de réchauffement à +4°C. La croissance verte était encore dans toutes les têtes, et critiquer le déploiement de la 5G pouvait être taxé de « retour à la lampe à huile ».

Le « Manger 5 fruits et légumes par jour » sous les pubs alimentaires ont vite été complétées par leurs homologues : « Pour vous déplacer, privilégiez le transport en commun » peut-on désormais lire sous les pubs automobiles. Aux traditionnelles « stratégie nationales bas carbone » et autres « PPE » se sont adjointes des « plans nationaux d’adaptation au changement climatique » ou des « plans sobriété » plus orientés vers le court terme.

C’est bien la nécessité, entre hausse du prix de l’énergie et épisodes de sécheresses, d’incendies et d’inondations record, qui fut le moteur de ce changement. Au même titre que le COVID a donné de douloureuses leçons de systémie, les pays européennes n’ont pas eu le choix que d’avancer d’un cran sur le fond et la forme, avec la baisse des consommations d’énergie fossile en cheval de bataille.

Si l’on tente de résumer ce glissement, on peut distinguer trois grandes tendances, qui constituent autant de défis à relever. On prendra ici l’exemple de la France, histoire de ne pas complexifier davantage.

L’accélération de la pression environnementale va conduire les gouvernements volontaires à étendre le champ de leurs politiques d’atténuation, mettre en place des mesures d’adaptation et intégrer la notion de sobriété à tous ses niveaux. Photo par Peteris Gertners, licence Unsplash

Elargir le spectre de l’atténuation

Parler environnement revenait jusqu’à il y a peu à parler quasi-exclusivement d’atténuation, c’est-à-dire réduire son impact sur l’environnement, et notamment sur le climat. Cette frontière est de moins en moins étanche. Les spécialistes des questions environnementales vous le diront : le climat ne fait pas tout, même s’il reste encore aujourd’hui le principal sujet de préoccupation. Et de loin. Cela porte même un nom, la « carbon tunnel vision ». Si l’on ressence aujourd’hui une dizaine de limites planétaires, toutes liées, il est très rare, en effet, que ces notions soit stricto sensu reprises dans les politiques françaises. En cherchant bien, on peut cependant retrouver trois familles d’objectifs : la réduction des émissions de gaz à effet de serre (CO2 et méthane en tête), la préservation de la biodiversité et enfin celle des ressources. Sur le 1er point, on peut noter des progrès importants en matière d’efficacité énergétique et d’électrification des usages. Au-delà de la promotion du covoiturage, du vélo et de la voiture électrique, le transport (principal émetteur de gaz à effet de serre en France) peine pourtant à se décarboner. Cela impliquerait un changement de paradigme colossal en matière d’infrastructures, pour tout à la fois décourager l’utilisation de la voiture individuelle et encourager les transports collectifs, mais également en termes d’aménagement du territoire : des habitats plus denses et moins loin des bassins d’emploi. On se souvient de la levée de bouclier suite aux propos de l’ancienne ministre du logement Emmanuelle Wargon, qui qualifiait en 2021 -à juste titre- « les maisons individuelles de « non-sens écologique, économique et social ». Et pas que d’un point de vue énergétique.

Du point de vue de l’artificialisation des sols, le problème se pose aussi : chaque année, en France métropolitaine, plus de 20 000 hectares sont artificialisés, soit l'équivalent de la ville de Marseille. C’est le 2e axe de progression des politiques d’atténuation : réduire l’emprise de l’homme sur le vivant. Parent pauvre des politiques publiques, la préservation de la biodiversité est encore loin d’être une priorité. Rarement vu comme un combat en soi, elle est médiatisée lorsqu’on parle construction, chasse, pêche, espèces invasives et bien sûr agriculture. Les atermoiements sur la question phytosanitaire en disent long sur son degré de priorité, alors que les scandales autour des polluants se multiplient. Les raisons sont multiples : difficulté à avoir une vue d’ensemble, effet générationnel, lobbying redoutable. Ou, cyniquement, l’incapacité à trouver un modèle économique autour de la biodiversité. Car, si l’atténuation des émissions de CO2 rime souvent avec crédits carbone et autres quotas, la biodiversité n’a pas encore trouvé une manière de se marchander (à part peut-être via la compensation). C’est sûrement ce qui la relègue au dernier plan, et paradoxalement le protège de certaines dérives prédatrices dont la décarbonation a fait les frais. Enfin, et c’est le 3e point, la question de l’atténuation commence timidement à entrer dans le champ des ressources vitales à l’homme (moderne) : plan sécheresse et d’économies d’eau, crise autour du gaz et de son approvisionnement, réouverture de mines de lithium face à la main mise de certains pays étrangers, pénurie de matériaux de construction & rénovation… Cette sobriété « imposée » redécoupe la stratégie de souveraineté de la France et la pousse à économiser aussi ses ressources matérielles.

Lutte contre l’artificialisation des sols, politique de décarbonation et interrogations autour des ressources stratégiques vont se chevaucher et peut-être se concurrencer. Photo par Markus Spiske, licence Unsplash
De l’atténuation à l’adaptation : vrais ou faux amis ?

L’autre changement majeur reste l’apparition progressive des questions d’adaptation au changement climatique. Si, comme l’expliquait la journaliste et conférencière Juliette Nouel, l’atténuation permet d’éviter l’ingérable, l’adaptation permet de gérer l’inévitable. Il y a une certaine forme de fatalité tragique à voir cette question émerger, car elle symbolise l’échec des efforts internationaux pour limiter l’impact du dérèglement climatique depuis trente ans. Pire encore, les dernières moutures des stratégies d’adaptation françaises nous préparent désormais à un réchauffement de +4°C d’ici 2100 par rapport à 1900, à comparer au scénario +2°C promu à la base par l’Accord de Paris. Un scénario de plus en plus probable, étant donné les tendances actuelles de réduction de gaz à effet de serre dans le monde et les engagements pris par les différents pays du Globe, mais taxé de pessimisme par plusieurs ONG. Car derrière se cache un dilemme : si la bataille est perdue, à quoi sert de se battre ? Prévoir un réchauffement à 4°C n’est-il pas le meilleur moyen de déboucher sur un réchauffement à +5°C ?

La réponse est évidemment qu’adaptation et atténuation sont complémentaires. L’adaptation devient impossible au-delà d’un certain seuil de réchauffement. En outre, plus l’adaptation est retardée, plus sa mise en forme sera chaotique, émettrice et polluante. On peut souhaiter que les politiques publiques d’atténuation intègrent davantage une dimension « adaptation ». Ainsi, si la rénovation thermique du bâti se préoccupe plus aujourd’hui de produire des pompes à chaleur made in France et de se débarrasser des systèmes de chauffages fossiles, la question de l’isolation thermique revient timidement dans le débat par la porte du confort d’été. Demain, on rénovera toujours pour réduire sa facture, éviter d’avoir froid, mais aussi pour moins souffrir de la chaleur. Cette complémentarité est évidente sur le papier, mais à budget limité, il faudra rester attentif à la manière dont acteurs publics et privés répartissent leurs deniers, au risque de tomber dans une certaine forme de renoncement. L’adaptation ne doit pas faire oublier l’atténuation, et l’inverse est tout aussi vrai.

Le Cerema a calculé, selon plusieurs scénarios, que le nombre de logements (maison et appartement) potentiellement atteints par le recul du littoral en 2100 serait compris entre environ 5 000 et 50 000 en métropole et dans les DROM, pour une valeur immobilière estimée entre 0,8 et 8 milliards d’euros.
Ce qui se cache derrière la sobriété

Fin 2022, alors que le gouvernement français annonçait dans l’urgence un « plan sobriété » sensé faire économiser 10% de la facture énergétique du pays en 2 ans, le cabinet Carbone 4 sortait quelques jours plus tard une infographie intéressante pour trier ce qui relevait ou non de la sobriété. Car si le terme a pu surprendre dans la bouche du chef de l’Etat, il recouvrait en réalité bien plus vaste, touchant aussi bien à la technologie qu’au comportement.

La sobriété sous-entend une forme de renoncement, une interrogation profonde sur ses besoins en vue de limiter volontairement ses consommations.

C’est une dimension avant tout comportementale, alors même que le « plan de sobriété » évoquait pêlemêle la réduction de la température de chauffe, le développement du covoiturage, mais aussi l’installation d’éclairages plus performants ou une efficacité accrue des data centers. Ces deux dernières mesures relèvent davantage de l’efficacité énergétique : on ne questionne nullement le besoin, mais l’on cherche une solution technique à même de réduire la consommation d’énergie. Eteindre sa lumière ou remplacer ses ampoules par des LED. Arrêter de prendre l’avion ou rêver d’avion vert… L’Etat a aujourd’hui du mal à proposer une vision de long terme sur ces sujets. La sobriété est invoquée au motif de l’urgence. En Septembre 2023, Emmanuel Macron évoquait la nécessité d’une « politique de sobriété mesurée ». Une timidité compréhensible : on milite pour la sobriété, alors qu’on investit dans l’efficacité énergétique. L’efficacité énergétique dispose d’une dimension matérielle : on produit, vend, remplace des produits. Rien ne se vend dans la sobriété. C’est pour cela qu’on la rapproche beaucoup des concepts de décroissance : en ralentissant la machine énergétique, ne risque pas de ralentir tout court la machine. La sobriété effraie. On y trempe les pieds sans oser s’y plonger pleinement.

L’équation se complique davantage si on s’intéresse aux ordres de grandeur : la sobriété à l’échelle individuelle - les écogestes - ne suffira pas. C’est davantage au niveau collectif voire systémique que les économies se feront sentir. Rien ne sert de promouvoir le vélo si l’on ne réfléchit pas à l’aménagement des villes (pistes cyclables, commerces de proximité,…). Inutile de parler extinction de l’éclairage si l’on ne réfléchit pas aux rythmes de vie. Compliqué de promouvoir le tourisme sobre et local sans irriguer les territoires de moyens de transport collectifs.

Si la sobriété représente bel et bien ½ de l’effort énergétique à fournir, comme le prévoient certaines études, nul doute que la puissance publique devra un jour se confronter à ce Rubicon idéologique qu’elle peine à franchir.

Une évolution qui se répercutera dans nos manières de réfléchir

L’on pourrait parler de nombreux autres dilemmes et évolutions, plus ou moins discrets : marchandisation de la nature, tension croissante autour du réglementaire coercitif face à des incitations parfois trop molles, retour de la planification, etc. Ce sont là des grilles de lecture tout aussi pertinentes.

Et l’on ne peut pas conclure sans parler de la justice sociale des mesures proposées, ou même de leur caractère démocratique. Les bonnets rouges, les gilets jaunes et bien d’autres conflits sociaux nous montrent à quel point des mesures en apparence sensées peuvent se retourner contre leur créateur, si elle ne sont pas accompagnées d’un plan cohérent.

Il serait illusoire de vouloir tout prévoir, tout anticiper. La clé résidera sûrement dans la capacité des sociétés à se réorganiser rapidement, de manière à maintenir la capacité d’adaptation, d’apprentissage et de transformation intacte.

L’élargissement des problématiques environnementales à de nouvelles réalités et à de nouveaux angles nécessitera une plasticité accrue par rapport aux savoirs statiques longtemps enseignés en école et en entreprise. C’est aussi l’esprit de la Regen School, et nul doute que ses étudiants quitteront leurs bancs plus affutés que jamais.